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De longs, longs, longs moments si vite passés

A Louise, ma nièce, qui, à un an, a été portée un moment par ma grand-mère, María. Toutes deux se sont croisées mais ni l’une ni l’autre ne s’en souviendront, La première était trop jeune et la seconde a perdu sa tête.

Aux petits-enfants de Louise que je ne connaîtrai jamais, aux grands-parents de María qui ne sont pour moi que des noms.

A tous ceux que nous enterrerons et à ceux qui feront de même pour nous.…

Texte

I – Ceux qui rentrent dans la terre

(Comme un slow)

Notre grand-mère, on l’a vue un jour diriger
D’une main de fer et d'adresse, sa maisonnée
Puis on l’a vue se tasser et rapetissant
S'enfoncer peu à peu dans des sables mouvants
Jour après jour s'approcher de la grande terre
Où nous aussi irons nous taire
Son corps plongé dans une longue somnolence
Toujours plus emmurée dans un puissant silence
Qu’on visite comme on viendrait poser des fleurs
Et qu’on quitte attristés par ses douloureux pleurs
La voilà hibernant après avoir été
Hiver sans plus aucun été
Des braises qui s’éteignent lentement dans le foyer
Nos larmes, goutte à goutte, qui viennent les noyer
La vie s’en va, peu à peu, pas à pas, sûrement
Femme à moitié là, qui ne parle que faiblement
Comprend tout de travers mêlant ses souvenirs
Et s’en ira sans prévenir
Ce sont de longs, longs, longs adieux
de quelques années
Un lent, lent, très lent départ
tout au ralenti
Comme pour mieux
préparer
L’au revoir
puis : partie

II – Ceux qui sortent de la terre

(Crescendo puis retombée pendant le refrain avant de repartir de plus belle)

Et là c’est le bébé à l’aube de sa vie
Qui s’ébat pour ramper et en suinte d’envie
Babillant, bouillonnant, faisant ses premiers bruits
Passant de bras en bras, bourgeon encore sans fruit
Mais qui s’emplit déjà du peu qu’il a pu vivre
Et de tout ce qui reste à suivre
Son corps plongé à nouveau dans un autre bain
Celui du monde vu à hauteur de bambin
Qui visite le sol comme on prendrait ses marques
Connaîtra le parquet et puis bientôt le parc
La voilà dans les bras, après avoir tété,
De la lointaine retraitée
Des tessons qui rejoignent les autres dans le foyer
Nos bises, goutte à goutte, qui viennent le choyer
La vie s’en vient, peu à peu, pas à pas, sûrement
Femme à moitié là, qui babille uniquement
Parle un peu de travers mêlant tout de sourires
Et marchera sans prévenir
Ce sont de longs, longs, longs progrès
De quelques années
Un lent, lent, très lent départ
Tout au ralenti
Chaque degré
S'élancer
Sans retard
C'est parti !

III – Ceux qui sont sur la terre

(Comme promis : enjoué – c’est la vie qui vole une valse à trop de temps !)

Le temps fuit, dites-vous ; c’est lui qui nous convie
A saisir promptement les douceurs de la vie
L’avenir est douteux, le présent est certain ;
Dans la rapidité d’une course bornée,
Sommes-nous assez sûrs de notre destinée,
Pour la remettre au lendemain ?

Notre esprit n’est qu’un souffle, une ombre passagère
Et le corps qu’il anime, une cendre légère
Dont la mort chaque jour prouve l’infirmité ;
Étouffés tôt ou tard dans ses bras invincibles
Nous serons tous alors, cadavres insensibles
Comme n’ayant jamais été.

Songeons donc à jouir de nos belles années :
Les roses d’aujourd’hui demain seront fanées.
Des biens de l’étranger cimentons nos plaisirs;
Et du riche orphelin persécutant l’enfance,
Contentons, aux dépens du vieillard sans défense,
Nos insatiables désirs.

Jean-Baptiste Rousseau, Epode, première partie
Ce sont de longs, longs, longs, longs, longs instants
Perdus dans le temps
Un lent, lent, lent, très lent élan
qui ne dure qu'un moment
Chaque plaisir 
Est à cueillir
Accueillir
Et partir !

Photo d’entête : “Dust” par Aurélien Glabas