Croisées aujourd’hui (et aussi vite perdues)

Croisée aujourd’hui, Caroline, gentille passante de 68 ans qui me demande ce que va devenir le cinéma à l’abandon que je suis en train de prendre en photo. Il était prévu des gites de luxe pour touristes1, avant le Covid, ou un hôtel, en tout cas un truc pas pour nous qui ne sommes que les figurants dans la beauté consommable et que le bourgeois vend à l’étranger, car il faut bien que le produit soit un peu vivant. Elle me partage sa nostalgie du lieu. Non, ce n’était pas si bien que cela : les caissières étaient odieuses du temps du monopole et ne sont devenues gentilles qu’une fois le gros cinéma-pop-corn-films-alacons installé deux rues plus loin, ouvert. On y voyait ensuite des films plus originaux, dans des salles quasi-vides, tous les cons étant partis se remplir le cerveau d’idioties qu’ils avaient le mauvais goût de payer dans ce nouveau complexe à images.

Cette petite dame est heureuse de rencontrer une personne non-masquée et de me parler. Ce que nous faisons pendant vingt bonnes minutes de fraternité impromptue durant lequel nous sommes presque d’accord sur tout, hormis que je la dépasse en radicalité – je suis plus « jeune » me dit-elle ; être traité de jeune me fait un peu drôle, pas même plaisir, non je suis un pas encore usé et plus si sot et cet entre-deux me va bien. Je suis plus pessimiste aussi : non, cette tyrannie qui va devenir sous peu totalitarisme ne laissera personne se cacher dans les marges de l’Histoire. Construire une contre-société prend dix mois en toute utopie, la débusquer dix jours, la foutre en l’air dix heures, personne ne s’en sortira par la fuite. Au temps des drones, le maquis est impossible, au temps des robots le bourgeois n’a même pas besoin de récalcitrants pour faire tourner ses affaires et la Vendée sera cette fois-ci définitivement génocidaire. Quand bien même il doit bien exister des forces du Bien pour s’opposer à ce mal luciférien qui est face à nous, il ne faut pas compter sur une quelconque Providence ou un quelconque messie – les Trumpistes le pleurent actuellement ; le 4 mars dit-elle, le 42 ! avec un point d’exclamation sonore qui montre toute sa foi ; non, non, j’osais espérer jusqu’au 20 janvier, la messe est actuellement dite, ne nous faisons pas plus de mal, ne nous cachons plus, il faudra lutter. Notre destin est dans les mains de ceux qui ont nos armes, comme nous le disons depuis de deux ans ; deux ans auparavant ces lâches eurent pu éviter la casse du pays, ils peuvent encore éviter sa destruction totale et leur déshonneur complet. Mais il y aura la violence. Elle grimace, c’est une femme. Nous sommes là, nous autres chiens de garde, pour ignorer ses grimaces et sauver ses sourires.

Alors que Caroline me parlait de la façon dont elle avait sauvé sa vie psychologique pendant le confinement, une survie faite d’entraide entre voisins et de concerts privés (je devine de quels beau quartier elle vient), je n’ai pas la présence d’esprit de prendre son numéro de téléphone pour l’inviter à prendre un verre, le 1er février 2021, jour, peut-être, rêvons encore un peu, de la décision, l’événement-bascule où les armes devront choisir entre tirer sur le peuple ou le préfet, avant d’occuper l’Élysée3. Caroline est perdue dans les rues presque vides, il y a peu de chances que je la croise à nouveau, même si elle a failli me sauter dans les bras en me quittant, m’a tapé dans les mains, heureuse de trouver un semblable comme deux migrants se retrouvent compatriotes à l’autre bout du monde (nous sommes des gens venus du passé), et ça lui a fait du bien de rencontrer un jeune qui n’avait pas plus peur de mourir qu’elle.

Croisée aujourd’hui, Jo*, gentille femme de 36 ans. C’eût été une histoire inventée, Jo* aurait eu 34 ans, ça aurait fait la moitié, on aurait pu y fourguer du symbole. De symbole, cette jeune – une adolescente, donc, pour Caroline –, en est peu un, celui de la femme du (plus tant que ça) début du XXIème siècle. Elle m’a rencontré un peu bizarrement, virtuellement, et nous nous sommes entendus. Ses confidences furent rapides, trop peut-être, qui parlaient du mal que des hommes peuvent faire aux femmes. Souvent les hommes les démolissent physiquement. Les femmes attaquent, elles, plus souvent la psychologie de leur proie. Comme tous les enfants de cette génération qui sont les crétins élevés par les crétins qui furent leurs maîtres – quelque chose comme un projet d’extinction de l’intelligence arrive à maturité depuis les années 1960 qu’il a été mis en place –, les femmes ont en plus été élevées dans l’arrogance et la superficialité. Reine du monde de l’image, elles peuvent se contenter de montrer le joli arrondi de leur nombril pour être parfaites. Leur génie repose dans le fait d’avoir réussi à avoir 17 ans et une vulve qu’elles ont eu un mal fou à créer. Elles minaudent, et voilà leur succès fait – pourquoi s’embêteraient-elles plus ? Ce serait stupide, anti-économique. Surtout qu’elles sont rares, ce phénomène étant renforcé par l’introduction de nombreux mâles sans papiers et pauvres, qui, en plus d’entrevoir en elles quelques moments de jouissance profonde, savent qu’elles sont la clef pour obtenir l’assurance de rester dans le pays. Elles dominent donc, peuvent faire jouer la concurrence, et, comme les caissières de cinéma en période de monopole, se permettre d’être odieuses, grincheuses, pointilleuses, capricieuses, les menstruations les excusant un peu ponctuellement, bref, insupportables et sans avoir peur d’en supporter les frais. Fortes de leurs effets sur les hommes, elles peuvent jouer avec, prendre leur numéro de téléphone et ne jamais les rappeler, les faire faire les beaux comme des caniches désireux d’avoir leur pâtée de fesses et qui sont prêts à ramper pour coucher. Elles ne se font fouetter que si la Ferrari et le château sont promis, en témoigne le succès littéraire du navet intersidéral des nuances de Grey (après quoi con est celui qui reste féministe…)4

Sauf que du coup, le toutou transmuté en caniche le temps de sa parade amoureuse, et qui a réussi à en attraper une, nourri de pornographie violente, de violence sociale, de frustrations et désireux de se venger de sa virilité perdue face à la catin qui a eu l’ascendant un moment, peut devenir un chien méchant une fois qu’il a la possibilité de mordre une de ces femelles rares. Jo* en a fait les frais, elle en est encore touchée. Pourtant, elle n’affiche pas l’arrondi de ses fesses et parle même politique. Elle paraît différente. Sa voix est douce, son phrasé posé, si elle n’est pas une guerrière elle a sa dignité et ne se laisse pas compter des stupidités politiques. Elle n’est pas aguicheuse, se respecte, elle a tout qui promet la fille bien et intéressante. Mais, ou sûre de pouvoir remplacer aisément celui qui ne se soumettra pas exactement à ses attentes de manière parfaite au moment désiré, ou encore déboussolée par son expérience récente et craintive face à l’inconnu qu’elle est pourtant allée chercher de son plein gré au même titre que lui l’a cherché aussi, la voilà qui recule. Lui sait bien qui il est, et qu’elle n’a rien à craindre – mais ils disent tous ça, non ?, et qu’en sait-elle ? Elle reculera et lui n’ira pas la chercher.

Ces deux-là qui avaient pourtant des choses à se dire ou à échanger, qui sait ce qu’ils seraient devenus l’un pour l’autre ?, ne se croiseront pas, moins qu’un passant et une passante qui se voient dans la rue et reconnaissent en l’autre un individu libre au milieu des semi-morts débiles et masqués5 marchant au milieu de leurs peurs et de leur soumission. Qui se rassurent : oui, ils en existent encore, de ces normaux, autour de nous.

Sans doute que Jo* a raison d’avoir peur de son interlocuteur, là où Caroline se livrait sans trop de peine. Sans doute que moi, l’interlocuteur, j’ai vécu des récentes expériences désagréables de femmes qui pour une information qu’on refuse de leur livrer ou une petite faute (et qui sont-elles pour nous juger et nous donner des points ou interpréter le moindre de nos dires pour décider si nous aurons un sucre d’elles ou pas ?), mettent fin à l’entretien comme un recruteur en période de chômage se permet le luxe de renvoyer sans ménagement un quémandeur d’emploi. Sans doute que cet échange qui paraissait prometteur et différent des baises qui déchirent, est pourri par cette société du virtuel dans laquelle les technofascistes ont enfermé leur bétail. Il a sa dignité lui aussi, face à l’Etat comme face aux femmes. Il ne fera pas le caniche pour ne pas mordre ensuite. Il aurait bien eu envie d’elle, mais saura s’en passer. Toujours est-il que l’échange est mort-né, entre deux serveurs et quelques écrans.

Lui aura donc un soupir et un regret. Il lui avait proposé, à cette jeune inconnue, de venir prendre un verre en ce jour de désobéissance civile, pour que la rencontre soit apaisée, pour qu’elle n’ait rien d’érotique ni sous le poids d’aucune pression autre que la bière : si, vu les multiples raisons que l’un et l’autre pouvaient avoir de ne pas se plaire, il s’avérait que la rencontre restât à jamais purement amicale, au moins auraient-ils partagé un moment de connivence à défendre leur dignité. Il y aurait eu l’estime mutuel à défaut de l’envie ou de l’amour futur. Elle ne voulait pas, il l’avait compris. Mais le voici avec son numéro à elle, Jo*, qui ne lui servira à rien et qu’il peut oublier à l’instant. Et se dit qu’il n’a pas celui de Caroline, bêtement, à qui il aurait pu deviser verre à la main qu’en régime totalitaire – comme après des attentats terroristes – le simple fait de boire un verre en terrasse (du moins en terrasse d’hiver qu’on appelle une salle), est en soi un acte politique. Et que beaucoup, donc, a déjà été perdu. Il ne s’agit même plus de maquis impossibles ou de messies invisibles, sinon de simplement défendre le droit de vivre. Peut-être que le quadragénaire et la sexagénaire auraient rencontré un de ces jeunes, des vrais, ceux de vingt ans, de ces sots qui devraient crier révolution à tout va sans trop la connaître mais en en pressentant la nécessité, s’ils n’avaient pas été endormis avant que d’être masqués, et ils auraient bu un verre, ils auraient dit deux trois trucs à la police concernant sa lâcheté et sa trahison, ils auraient été un peu l’âme et l’honneur de leur pays divisé.

Caroline, Jo* et moi-même ne seront pas réunis. Ils sont peut-être trop cons. Peut-être trop apeurés. Peut-être finalement à pucer et dégager dans les poubelles de l’Histoire. Mais ils auraient pu faire corps et société, ces trois-là, croiser le fer et perdre avec honneur, au lieu de se croiser et de se perdre, comme ça, bêtement, sans trop y avoir pensé.

Notes

  1. C’est désormais le cas en 2025. ↩︎
  2. En 2021, après s’être fait voler les élections de manière évidente, après que son vice-président, Mike Pence, avait validé les élections en décembre 2020 contre toute attente, alors que le Capitole avait été visité le 6 janvier 2021 par ses supporters, on attendait une nouvelle échéance, la prise de pouvoir officielle de Joseph Biden, et on pensait que l’Armée rendrait enfin justice à Donald Trump, le président élu et floué… ↩︎
  3. En 2025, rien de tout cela ne s’est encore passé, mais tout est toujours possible, la situation n’ayant fait que se pourrir encore plus, lentement… ↩︎
  4. Sur le thème voir « Excuse-moi » ↩︎
  5. Sur ce thème voir « Triptyque : zombies bipèdes, connasses en terrasse et lucarne de lumière » ↩︎