Faut-il en passer par des introductions “miraculeuses” ?

En choisissant de suspendre le temps de l’étape, j’avais choisi de vivre une émotion plutôt que de voir un spectacle.

Patrick Manoukian, Le temps du voyage, p. 76

Dans les évangiles, et notamment celui selon Marc, Jésus est presque à chaque fois sommé de faire des miracles avant qu’on daigne l’écouter. Pourtant, alors qu’il n’est encore que prophète, le nouvel Elie, et non pas encore le messie attendu, alors qu’il veut enseigner, annoncer l’Evangile (Mc, 1:38) et qu’après tout, il n’est venu que pour cela, il doit commencer par faire des guérisons et chasser des démons qui se présentent à lui. Quand il se rend dans une maison, on lui fait descendre un paralytique d’un toit1, les gens simples le prenant pour un hôpital ambulant. Les seuls qui le prennent au sérieux sont les scribes, qui l’attaquent sur son enseignement. Et comme pour donner des gages de sa puissance, pour gagner le respect préalable et l’autorité nécessaire, le voilà qui guérit le paralytique en passant, par dessus la jambe, comme pour se débarrasser de cette chose facile et secondaire, puis lui remet ses pêchés, ce qui est la grosse affaire. Impressionnés par le miracle, les scribes sont, alors, enfin, ouverts à l’écoute.

Il serait un peu facile pour nous de nous moquer de ces gens qui avaient besoin de miracles avant d’être ouverts à un enseignement. A l’heure où tout ce ceci se passe, Jésus n’est pas ressuscité, il n’est qu’un prêcheur parmi d’autres, et notamment comme Jean-Baptiste. Il est même tout à fait compréhensible que ces gens n’aient pas pu comprendre la mission de Jésus, qui est scandaleuse. Déjà que Dieu se fasse chair, qu’il souffre, qu’il ait faim, qu’il ait mauvaise haleine le matin et soit obligé d’aller aux toilettes, qu’il partage toute notre condition humaine, bref l’incarnation est scandaleuse. Mais qu’en plus, Dieu ait fait tout cela pour raconter des histoires compréhensibles par les petits enfants, des paraboles, et rappeler simplement que l’Esprit de la loi doit toujours la guider, plus que la lettre, est relativement troublant. Tout cela pour ça, pourrait-on penser un peu rapidement…

En effet, on pourrait dire que quiconque a compris les paraboles de Jésus, notamment celles qui présentent un scandale quantitatif (les 99 brebis, les ouvriers de la onzième heure, pardonner soixante-dix sept fois, etc.) est déjà, un peu, mais dans l’essentiel, Chrétien ; et que le reste est presque superflu pour le sage.2. Pour les miracles, il n’est pas besoin d’un messie, les apôtres en font, les prophètes en font, il suffit de donner le pouvoir temporaire à des individus en état de grâce sans avoir besoin de venir dans le monde pour autant. De même, la résurrection n’est pas si importante que cela, malgré tout : des résurrections dans la Bible, il y en a peut-être une soixantaine. Le sacrifice, le martyr, de même, ne sont pas le plus important : d’autres se sont sacrifiés avant lui. Enfin, avant Jésus, il y a aussi des p(r)o(ph)ètes qui ont laissé un enseignement écrit, comme Moïse avec les Table de la Loi, Elie, Zacharie, David et ses psaumes, voire Socrate chez les païens ou Mahomet qui laissera le Coran, après lui. Certes, le cumul des trois (miracles, martyr et résurrection) n’est présent nulle part ailleurs, c’est vrai, mais il faut surtout se souvenir que Jésus est venu raconter des histoires d’infinis et de non-quantifiable qui défient notre raison si orgueilleuse, il la fait de manière simple et poétique, et en plus, il n’a rien écrit : simplement en parlant à ses contemporains, il nous a parlé universellement et pour les siècles des siècles. Voici le prodige scandaleux.

Toute proportion gardée, lorsque, encore peu connus, ils commencent un concert, les artistes se trouvent dans la même position que le prophète3 au début de son enseignement. Surtout dans les petites villes loin des centres décisionnels, là où les gens savent que l’Histoire ne s’écrira pas et qu’ils n’e la feront pas ‘en seront pas les moteurs, où on est des suiveurs, des consommateurs de choses élaborées ailleurs, là où on regarde la télévision et non pas là où on la fait, là où on va à des concerts de groupes de reprises puisqu’on sait que les groupes repris et copiés ne viendront jamais en personne, etc., on trouve les mêmes gens qui ont besoin d’être impressionnés. Il faut leur donner de la technique en gage, du solo en pâture, même pour faire quelque chose de tout à fait convenu, de la copie de la copie de la copie de choses dix mille fois entendues et cent fois réalisées, avant même de pouvoir les toucher vraiment

Afin d’être entendus (pour peu qu’il y ait quelque chose à dire pendant le concert via les chansons écrites en langue intelligible par le public et porteuses de sens), il faudrait donc envisager une introduction tape-à-l’œil, sorte d’éjaculation faciale technique, du prends-toi plein la figure, du bonbon clinquant pour gosses impressionnables, du bijou fantaisie en toc et du parfum qui pue, de la frime provinciale, bref, gagner le respect des gens pour qu’ils puissent ensuite passer aux choses sérieuses…

Jésus, dès Marc 6:1-4, retourne en son pays où il est mal reçu. Le peuple juif4 a besoin d’esbroufe et de guérisons personnelles et immédiates, certains attendent un roi fort et brutal, un nouveau Maccabée qui va les libérer du colon romain. Les gens qui sont autour de ce bonhomme qui se dit Rabbi, ne savent pas qu’ils vont faire partie d’un récit qui sera lu deux millénaires plus tard et en toutes les langues imaginables. Il ne faut pas s’offusquer de ne pas être prophète en son pays. Il y aura des publics qui voudront de la batterie qui tape fort, des guitares qui crachent, des solos qui leur colle au visage et aux oreilles, des envolées lyriques qu’eux-mêmes ne savent pas sortir de leurs cordes vocales dans leur salle de bain et devant quoi ils s’inclinent, qui veulent du groupe à l’anglo-saxonne qui baragouine des conneries et qu’importe pourvu que ça bouge et qu’on puisse boire des bières, mais il ne faut pas donner de la pâté aux porcs. Il faut se dire que tout est bon dans le cochon, même sa capacité à s’élever – et lui offrir des perles, avoir l’exigence avec soi-même de produire des perles.

Voici donc Jésus utilisé dans un texte où on parle d’éjaculation faciale et de chansons… Il est bien au-delà de nos bêtises pour s’en offusquer, mais sans doute aurait-il aimé écrire des chansons si ce mode d’expression eût été à la mode…

Bonus : tout est toujours à refaire…

Quand on était ado dans les années 1990 et qu’on sortait des horribles années 80, de la société de consommation devenue grotesque, de l’opéra-rock et ses groupes peinturlurés, du baroque de la connerie vendu avec du McDonalds, on avait reçus Nevermind comme une bouée de sauvetage de toute cette merde artificielle et clinquante, un grand cri de libération contre la société du spectacle…. “Smell like teen spirit”, avec ses accords basiques que n’importe quel ado peut réaliser en deux jours dans sa cave sur sa guitare premier prix, son absence de solo, bref de l’anti-guitar hero5 et du retour au basique, son son indémodable6 nous avait mis une claque. Le grunge était la réaction qu’une génération avait suscité comme un réflexe de survie mentale à la culture roccocommerciale et Kurt Cobain, qui fit presque des miracles pour nous, en plus de son suicide désespéré (même pas un sacrifice), fut le premier prophète musicale de nos jeunes années.

Voir et entendre cette version des insupportables Shaka Ponk7, l’orchestre grandiloquents, les deux bonnasses violonistes8 venues faire trois coup de crins pour montrer leurs bouilles, les guitares saturées à mourir de rire façon métalleux pondus par l’industrie de la merde en boite, le groupe de gospel comme une cerise sur un gâteau déjà écœurant ou l’ultime faute de goût dans la corne de surabondance, bref de la beaufitude presque complète9, et lire avec tristesse ce flot d’éloges dans les commentaires10, doit nous rappeler que notre tâche est sans fin… Quel massacre que cette version ! Quelle trahison ! Quel signe manifeste d’absence d’intelligence… (Il faut imaginer Sisyphe heureux…)

En 1992 et en trois accords les années 80 crevaient, enfin ! On était ados et on écoutait ça à fond tout contents d’avoir nos premiers CDs remplaçant nos vieilles cassettes audio à la bande si fragile et si pénibles à rembobiner. On prenait une claque. On ne savait pas que son empreinte nous marquerait encore des années après…

Allez vous faire foutre…

Notes

  1. Mc 2:1-4 ↩︎
  2. Reste les rites et l’Eglise, donc la religion vécue en communauté afin d’aider les uns et les autres à la vivre. ↩︎
  3. Et messie non-encore dévoilé. ↩︎
  4. Puis à son image l’humanité, puisque Jésus vient terminer la mission spécifique de ce peuple pour l’étendre à tous les êtres humains. ↩︎
  5. Bryan May, Santana, le heavy hard mescouilles metal, bref tous ces ersatz lassants des pionniers des années 1970. ↩︎
  6. Contrairement aux synthétiseurs aux sons ringards deux ans après leur sortie… ↩︎
  7. Manquerait plus que L.E.J., les trois miss camping bien sympathiques mais qui transforment tout en musique d’ascenseur et qui n’auraient pas dû avoir de carrière en dehors des boites de bord de plage, dans un monde sérieux. ↩︎
  8. André Rieu avec des belles figures et des seins. ↩︎
  9. Il manque le maquillage plein la gueule,la fumée, le dragon qui sort du plafond et les pallettes… ↩︎
  10. Ils ont peut-être effacé les commentaires négatifs, mais néanmoins ces commentaires positifs existent bien… ↩︎

Photo d’entête : “Angels in curly clouds” par Andrea Kirkby


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