Tant qu’il y aura des sirènes

I

Il est donc quelqu’un en moi que je combats pour me grandir. Il [faudra un] voyage difficile pour que je distingue ainsi en moi, tant bien que mal, l’individu que je combats de l’homme qui grandit. Je ne sais ce que vaut l’image qui me vient, mais je me dis : l’individu n’est qu’une route.

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 192

Voilà, comme dans tout film d’horreur bien scénarisé, il faudrait ne pas se séparer pour espérer survivre.

Mais lui sait qu’il ne sert à rien de se débattre puérilement : puisque nous finirons tous défaits, autant économiser du temps et affronter la Bête invisible en face et tout de suite ! Au pire, nous irons plus vite en Enfer aller botter le cul à Mozart et Da Ponte pour la fin ridicule de leur Don Giovanni, alors que le Commandeur pouvait très bien revenir sur Terre inciter notre pauvre libertin à jouir tout ce qu’il peut de la vie avant d’aller s’ennuyer ad vitam aeternam à la droite du Père.

Enfin…

Là, écoutez, c’est “The First Days of Spring” qui vient de commencer.

Noah and the Whale – “First days of spring”

Au moment où tonnent les premiers coup de tambour, écho échappé des battements de son cœur qui sourdaient dans les eaux profondes de ses futurs déchirements, il devine bien que dans 5:56 minutes quelque chose de fort va éclore de la situation dans laquelle il est en train de pénétrer.
Il écoute la sirène du bateau. Celle-là même que Yamaguchi Seishi entendait entrer en lui lorsqu’il écrivit

Marée de printemps –
dans tous mon corps
la sirène du bateau

Yamaguchi Seishi

, et que les hommes qui se comprennent font retentir les uns pour les autres. Sauf, mon bon vieux Chikahiko, qu’il y a belle lurette que les hommes se sont émancipés des voies liquides ! Sa sirène à lui a deux bras ouverts mais pas de jambes, sinon une queue agrémentée d’une dérive et de deux stabilisateurs, et, comme la vie il y a des siècles et des siècles de cela, elle a quitté l’eau pour chanter toujours plus près du soleil. Pourtant il l’entend cette sirène, il en est sûr, et sa valise semble vibrer en résonance à cet appel de la route.

Il avance maintenant au milieu des gens de tous les horizons. Il tente, lorsqu’ils sont face à lui, de voir dans le reflet de leurs yeux les paysages qu’il lui reste à vivre.
Chemin faisant, il arrive à un guichet. Nous sommes à 4:30 de la chanson et les prunelles de la dame forent en lui une question.

Sûr ?

Il pense alors à ce qu’il laisse derrière lui. Certains projets sont sur des rails bien droites, on connait la fin de cette histoire comme un film hollywoodien écrit par les machines à pisser du roman sentimental imaginées par Orwell dans les années 40 : ses collègues  sauveront la Terre les fesses légèrement léchées par le feu d’une explosion à laquelle ils auront échappé in extremis, et avec la complicité herself du Président des United States of Ameeerica, le Bien triomphera, ‘croc’ feront les popcorns, et, comme un gentleman ne s’intéresse qu’à des causes perdues, tout cela est d’ors et déjà “booooring!”, comme dirait le vrai Homer (pas le conteur apocryphe d’avant JC). Il sait bien
qu’il faut laisser aux pauvres exécutants, la tâche d’écrire l’Histoire
aux greffiers celle de la raconter, d’en faire de la littérature savante (Un oxymore ? Un pléonasme ?), des fables qu’une fois qu’un homme a réalisé le lot de bêtises qui lui tenait à cœur, il lui reste à trouver comment quitter la scène avec panache. Chacun trouve ses Bolivie.

Sûr.

Aux ljaorimeess des sentiers qui bifurquent (il a toujours les Fictions de Borges dans sa liseuse, et des échantillons du meilleur de l’être humain avec lui dans cette dernière), il laisse le monde prendre une direction. Et suit l’autre. Toujours est-il que le voilà à une nouvelle croisée des chemins et l’ivresse du départ pétille dans toutes ses veines grisées par cette promesse. Les titres, les femmes, l’argent, les murs, les blessures, les amis, les certitudes, les dieux qu’on laisse derrière soi, des châteaux de cartes. Il en a pris une et pointé son doigt dessus. Il a dit « l’avenir se trouve ici », et le voici maintenant à donner son passeport à la dame, dans un sourire partagé (c’est-à-dire deux sourires et demi).

Pendant qu’elle tapote sur son clavier des formules administratives et le sépare de sa valise, il repense aux quelques résidus de sa petitesse laissés via des mots (petites rognures d’ongles coupés et jetés dans ces lavabos que les gens appellent un ‘texte’), que lui et une doctorante auront consignés dans une contribution universitaire. Infime goutte diluée dans l’océan sinueux de la littérature et de la philosophie. La meilleure moitié de son binôme (Messieurs, soyons lucides, dans un couple comme dans un binôme mixte, la meilleure moitié c’est toujours celle qui n’est pas complète !) fera la grâce d’entretenir pendant vingt minutes, un public charmé (les sirènes humaines ont mille visages). « Si elle est funky elle mettra une moustache postiche durant cet exercice pour parler en notre nom à tous les deux », se dit-il encore en gloussant, pendant qu’on lui rend son sésame pour l’Etrangie.

Il se sent en règle avec le monde. Il pourrait mourir demain, dire merci à la vie et la quitter sans regretter beaucoup de choses.
Toujours est-il que lorsqu’il grimpe l’escalier roulant qui le mène vers les portes de l’Ailleurs, il se sent des ailes ; il a mangé ses racines et les mastique comme des feuilles de coca, pour ne pas perdre la tête, parce que pendant que je vous entretenais avec tout ceci vous avez bien vu que nous voilà déjà à 5:13, un crescendo est lancé, inexorable. 5:34 et la ceinture est bouclée. 5:39 au hublot tout va bien. 5:45 les PNC sont aux portes eux aussi. 5:57 notre homme n’a plus pied, l’avion décolle et la sirène fait exploser le ciel comme une vitre fragile, éclats au milieu desquels disparaissent les passagers de ce vol.

Ce qui arrive après n’appartient qu’à lui, je ne suis pas ici pour révéler l’intimité des personnages aux lecteurs trop voyeurs et sans gêne. Certains ont dit qu’ils l’avaient vu suivre un lapin en retard ; qu’il participait au grand complot hispanophone de conquête des USA (les hispanophones ayant inventé la Chine et la menace terroriste pour divertir l’humanité pendant qu’ils prendraient le contrôle du monde ! Nueva York est à eux, ils pensent qu’il est temps pour eux de rétablir la grandeur de l’Espagne de Carlos Quinto et de Felipe II en fondant Nueva Sevilla sur les fondations du cloaque qui borde l’Hudson ! Et sans doute seront-ils les premiers à poser les pieds sur Mars !) ; qu’il devisait avec des pingouins ; ou des lamas ; qu’il était perdu entre les 3000 kilomètres qui les séparent, dansant sur des airs de cuecas et secoué par les terremotos ; qu’il gravissait les Andes à flanc de certitudes ; on l’a vu plaquer des bandelettes d’avenir sur des plaies de mémoire (il sait bien qu’on n’efface jamais, on enfouit) ; on l’a croisé à Saül empoisonnant l’instituteur du village pour prendre sa place ; arpentant le temps long de la Méditerranée de Braudel ; suivant une tournée de Leslie Feist ; sur la route de la soie (partir pour un nom : S-a-m-a-r-k-a-n-d !) ; ou sur la route de soi à soi, entre S* et Compostelle ; ou, OK, je ferme ma gueule… vous avez compris de toute façon l’idée générale : grand est le monde, courte est la vie ; et puis qu’il aille se faire foutre de toute façon, il est né, il vit, il mourra, qu’importe.

Tâchons d’être des petites mélodies (recrève et surcrève, Commandeur !) qui flottent dans l’air et s’évaporent un jour au bord d’une route (si vous êtes aventureux essayez de chanter la version espagnole en même temps !), des haïkus de bonheur, des bulles de savon qui éclatent en riant, des parfums discrets à cueillir dans les creux d’une peau gagnée, des larmes sèches, quelques grumeaux d’être et de célébration de la vie (quelque temps après avoir écrit cette chanson Violeta se suicida. Étrange, non ? Qui eut cru que ce fût un testament ?) au milieu du chaos…
OK, re-ma gueule !

Et puis c’est assez perdu de temps ! L’horizon n’attend pas qui se défile toujours. Moi aussi, une sirène me transperce à mon tour.

II

Le deuxième chapitre et épilogue en même temps, de cette histoire s’écrit donc sur le sable, sur les murs, dans les tréfonds du monde, dans des bars improbables et des gares improvisées, sur la peau du monstre dont nous n’avons plus peur puisque nous l’avons apprivoisé et même que si Satan était le plus beau des anges nous le voulons dans notre lit pour vérifier si, enfin, vous savez…

Bon vent à vous !

Et que le générique de fin termine en crescendo, comme un bon morceau de Mogwaï (les premiers, les vrais) !

Plus oultre, toujours plus oultre…