Cesser de se regarder (si c’est pour n’en rien garder)

Ah oui, c’est pendant que je cherchais des versions sur scène de “Chandelier” de Sia, que je suis tombé sur cette courte vidéo où Amir1 reprend du Sia, et qui m’a frappé. Je n’ai pu m’empêcher de rire à voir les sourires forcés des femmes présentes autour du piano où le bellâtre performe, microte, surjoue la chanson, et, se sachant filmées (pendant qu’on fiche la paix à Laurent Ruquier qui lit à la hâte ses fiches) doivent faire bonne figure comme elles peuvent pour habiter l’image… Mentions spéciales à Maribella quelque chose, la présentatrice que je connais à peine, et qui ne fait même pas semblant de ne pas s’ennuyer, pendant que Bérangère Krief mime un orgasme musical et se met à chanter pour se donner de la contenance. C’est ridicule, donc drôle, comme elle est humoriste, c’est raccord.

Certes, la télévision c’est la vacuité 55 minutes par heure (dont douze de publicités), certes il y a des soirées entières durant lesquelles des téléspectateurs regardent des gens regarder des gens chanter des chansons qu’ils n’ont pas écrites et que tout le monde connaît2 puis les animateurs et candidats doivent surjouer leurs émotions pour faire croire qu’il se passe quelque chose3, mais là on a en un peu plus d’une minute un sommet4.

Enfin, oublions cet écran et élargissons à une réflexion sur l’occupation du regard pendant la musique en direct.

Ou bien on a un moment de musique qui doit accompagner une danse, et cette danse est faite pour que les corps se touchent, se regardent, s’approchent, et tout va bien. On est alors dans un concert de musique sud-américaine ou africaine, une fête médiévale, un bal populaire d’avant les discothèques et le karaoké, mais en pop-rock, en chanson française, toute musique qui propose des émotions et non des mouvements à exécuter, il ne se passe rien avec les yeux.

Si on se contente de proposer au public uniquement des corps jouant sur scène, même habillés de lumière, aussi beaux soient-ils, au bout de trois chansons c’est lassant. Et puis ça pousse à l’idolâtrie la plus triste. On pourrait d’ailleurs faire un parallèle avec la messe catholique dite tridentine où tout le monde est tourné vers Dieu et la musique aide à élever l’âme dans un moment sacré et solennel, pendant que la messe de la secte Novus Ordo fait se regarder les hommes entre eux, prêtres et proies dans un hui clos où Jésus peut être mais la grandeur du Créateur a du mal se manifester. Il vaut mieux, comme dans la messe tridentine, mettre les artistes du côté du public, au milieu de lui, et de faire se tourner tout le monde vers un même point focal qui concentre l’émotion. L’artiste, comme le prêtre lors de la messe, n’est pas l’objet du regard, il est le vecteur, l’intermédiaire vers une émotion ou un culte auquel il participe aussi. Et si l’artiste croit à ce qu’il chante ou déclame, que cela soit drôle ou triste ou puissant, il revit à chaque fois cette émotion avec le public, au lieu de se donner en spectacle à vide. De là, on peut redonner un peu de grandeur à la musique, non pas quelque chose de sacré qui est réservé à l’église et à des moments précis de la semaine, mais qui tout en étant profanes, élèvent quand même, sur un registre un peu différent. de là le théâtre ou la danse pour le spectacle vivant, le cinéma pour le spectacle moins vivant viennent aider à la musique à produire un spectacle qui ravisse les sens. Il faudrait même – c’est fait à l’église avec l’encensoir – que l’odorat puisse être stimulé, comme l’odeur de merguez et de tartes flambées est indissociable du plaisir d’aller au stade voir une pièce codée de théâtre d’improvisation dont on ne connaît pas l’issue.

Mais de grâce, qu’on arrête d’être là de s’entre-lustrer le nombril, les uns qui chantent en devant faire de la commedia dell’arte et les autres qui font des sourires niais ou ont des regards inconvenants car idolâtres. Aimer ce n’est pas se regarder l’un l’autre mais dans la même direction, disait Saint-Exupéry, quand on voyage ou va au restaurant, il faut s’asseoir du même côté de la table pour partager la même vue au lieu de se faire face avec ennui, faisons de même pendant les concerts ! L’imbécile regarde le doigt quand on lui montre la lune (et le malin sait que c’est un piège si on veut lui monter le soleil), arrêtons de se regarder les doigts et tâchons de faire jaillir quelque chose, ensemble, dans une communion laïque, au bout de nos doigts à l’horizon de nos pupilles, allons nous fracasser contre le mur de la société du spectacle en ayant essayé de lui échapper !

Notes

  1. Contre qui je n’ai rien, il fait son travail pour son public, hahahahahaaaaaa, hohohoooohooooooo, ça s’écoute à la radio, tant qu’on ne parle de la colonie raciste, violente, dangereuse et théologiquement indéfendable qu’il chérie, sa musique est plaisante et ne fait rien de mal à personne. ↩︎
  2. Ces émissions sont à mourir d’ennui du début à la fin, on est d’accord. ↩︎
  3. Cette capacité qu’a la société de spectacle à colorier le vent est un puits sans fond d’étonnement pour moi ! Il y a du génie dans l’ameublement de nihilisme en boucle, chez ces gens-là, bonimenteurs de foires à grande échelle. ↩︎
  4. Presque égalé par les monteurs-réalisateurs de spectacles d’humour qui prennent un noir en train de rigoler après une blague sur les noirs, histoire de la faire valider par le rieur, une femme après une blague sur les femmes, etc. ↩︎

Photo d’entête : “64/365 Ignorance” par Melanie Hayes


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